mercredi 1 mai 2024

Ces nouveaux mots du dictionnaire Larousse, reflets de notre époque et d'une sélection

Cela fait 120 ans que, chaque année, on découvre les nouveaux mots et sens du Petit Larousse illustré, le dictionnaire qui se retrouve dans la plupart des foyers français. Il est toujours fascinant d’observer à quel point il est le reflet de notre société et de notre époque. Un exemple frappant : l’édition qui avait le ou la Covid-19 avait vu naître 80 mots issus du lexique médical sur les 150 nouvelles entrées.

Expression des inquiétudes de la société

Quelle est la tonalité de ce Petit Larousse 2025 ? « Nous avons beaucoup de mots nouveaux qui reflètent cette année des inquiétudes, des évolutions ou des mouvements forts», répond Carine Giracmarinier, directrice du département dictionnaires et encyclopédies. Elle cite l’exemple du mot « masculinisme » (courant venu des États-unis, en opposition au féminisme, qui veut réaffirmer des valeurs masculines) ; ce terme fait son apparition de la même façon que le « platisme » (le fait de croire que la terre est plate). Elle ajoute qu’un mot intéressant est en train de s’imposer : « empouvoirement », calqué sur l’américain «empowerment». On le retrouve dans les courants de pensée féministes. Il correspond à un processus sociopolitique qui consiste à vouloir prendre le pouvoir (dans le dictionnaire, le terme prend un sens plus large). Tous ces mots sont le reflet d’évolutions marquantes dans les domaines social, économique, politique ou écologique.

Une nouvelle édition du dictionnaire peut presque répondre à la question : comment va notre société ? «Il y a encore des inquiétudes, et les mots se font l’écho de ces inquiétudes. L’entrée du mot “cyberterrorisme” illustre cette tendance, ainsi que dans le domaine écologique, “mégabassine”», répond Bernard Cerquiglini,

éminent linguiste, qui est le conseiller scientifique du Petit Larousse illustré. Dans le registre des risques et des enjeux environnementaux, on découvre, par exemple, « agrotoxique » (se dit d’une substance utilisée en agriculture et présentant un certain degré de toxicité). Quant aux nouveaux mots de la société, il faut noter l’arrivée de « visibiliser » que l’on entend de plus en

plus, « désanonymiser » (certains rêvent d’une loi), « fast-fashion », ce terme étant souvent péjoratif, il exprime un modèle économique qui consiste pour un segment de l’industrie du prêtà-porter, à proposer un renouvellement rapide de collections à petit prix et de qualité médiocre… « Permittent » suit un mouvement sociétal où se mêle permanent et intermittent. Quant à « déconjugaliser », il suit une mutation liée au droit fiscal, puisque c’est le fait d’effectuer le calcul d’une prestation sociale ou d’un impôt en se basant uniquement sur les ressources d’un allocataire ou d’un contribuable, sans plus tenir compte du couple.

« Il semble que face à toutes ces inquiétudes, notre société recherche de solutions, avec des mots tel que “écogeste” ou le nouveau sens donné à “verdir” (devenir plus respectueux de l’environnement) et les expressions “zéro déchet” et “polluant éternel”», note Carine Giracmarinier.

La gastronomie moins en forme que la santé

Habituée à apporter son lot de nouveautés, la gastronomie semble avoir donné presque tous ses fruits ! « C’est vrai, il y a de moins de moins de mots qui en sont issus : la langue française s’en est largement nourrie, si je puis dire », explique Bernard Cerquiglini. Il n’y a que quatre mots pour cette nouvelle édition, ce qui est peu. On note l’entrée de «kombucha»: cher aux boutiques bio, il vient du japonais, « thé d’algues kombu ». Le numérique, aussi, a fait le plein. Moins de mots, également, issus du régionalisme et de la francophonie, on notera l’intéressant « se repatrier », qui vient de l’afrique de l’ouest et signifie « retourner volontairement dans son pays, pour s’y installer et y travailler». En revanche, la santé, qui a toujours apporté son lot au dictionnaire, continue d’innover, avec cette année «mycobiote », et une extension de sens avec «ciseaux moléculaires» (technique de laboratoire qui utilise une enzyme servant de guide pour couper une molécule D’ADN à un endroit ciblé).

S’il faut chercher un peu de légèreté, c’est du côté du sport (année olympique oblige ?) et des loisirs qu’il faut aller voir. Entrent : « trottinettiste », « ultra-trail », « webtoon », « spéléonaute» et «skatepark» mais le Petit Larousse recommande « planchodrome ». Pas sûr que ce dernier s’impose…

IFaire entrer un nouveau mot dans le célèbre dictionnaire exige beaucoup de patience. Et de la ténacité ! La directrice du département dictionnaires et encyclopédies explique le processus : «On observe environ 5000 nouveaux mots et nouveaux sens chaque année. On commence à travailler à partir de deux critères. Le premier est quantitatif et correspond à la fréquence d’usage du mot : cela nous permet de retomber autour de 1500-2000 mots. Ensuite, on applique un critère qualitatif : on vérifie que le mot est partagé par tous, et notamment par toutes les générations et le grand public. » L’équipe éditoriale se réunit avec les conseillers internes et externes. C’est un travail qui s’effectue de janvier à décembre. Les lexicographes font des fiches sur lesquelles ils notent ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent. « On débat sur chaque mot. La sélection n’est jamais simple. » Pour passer de 5000 à 150 nouveaux termes et sens, il n’y a qu’un principe qui s’impose : «Le Petit Larousse suit l’évolution de la société française. Nous réalisons une veille néologique permanente et nous n’intégrons pas un mot sans “attestation”, c’est-àdire sans qu’il colle à notre époque et à un usage courant. Seuls les mots qui font désormais partie de notre quotidien et qui ont dépassé tout phénomène de mode rentrent dans nos colonnes», affirme Carine Girac-marinier.

Comment naît un mot? Et face au wokisme?

Comment un dictionnaire se positionne-t-il face au wokisme, où la définition d’un mot devient une bataille idéologique? «On y réfléchit toujours,

dit Carine Girac-marinier. Quand on fait entrer des nouveaux mots, parfois certaines définitions sont longues à élaborer et demandent à être revues de nombreuses fois. Un adverbe mal placé peut changer une définition. On travaille beaucoup pour éviter toute polémique, toute interprétation. Quand nous avons défini woke et wokisme l’année dernière, nous avons introduit une note encyclopédique pour expliquer les différents sens et usages de ces deux termes. Chaque année, un travail d’orfèvre est réalisé dans le dictionnaire pour passer en revue des mots dont les sens sont devenus plus compliqués. Cela a été le cas du mot “race”, par exemple. À l’inverse, on a fait entrer “afrodescendant”, cette année, dont l’usage est très attesté. Pour certains mots, marqués comme péjoratifs ou polémiques, nous précisons que leur usage n’est pas souhaitable. Nous indiquons aussi, à travers des marqueurs, que certains termes ont vieilli et qu’il existe même des mots qui ne peuvent plus être utilisés aujourd’hui comme jadis. »

Il arrive également qu’il y ait avec le temps des modifications de définition mais aussi la décision de ne pas faire entrer certains mots. « Oui, par exemple, “iel”: nous ne l’avons pas retenu parce qu’il n’apparaît que dans des discours militants. C’est un usage militant, et nous, nous travaillons sur la langue commune », explique Bernard Cerquiglini. Il est aussi à noter que ce terme possède à ce jour peu d’occurrences et ne répond donc pas aux critères quantitatifs du Petit Larousse, fait remarquer la directrice du département dictionnaires et encyclopédies.

mardi 30 avril 2024

Jonathan Haidt : les écoles devraient interdire les téléphones, donner aux enfants la possibilité de grandir et de jouer en groupe

Dans son article à succès paru au début mars dans The Atlantic, " Le coût terrible d'une enfance basée sur le téléphone ", le cofondateur de Let Grow (laisser grandir), Jonathan Haidt, affirme que notre culture a tout faux lorsqu'il s'agit des enfants : Nous les "sous-protégeons" dans le monde virtuel et les surprotégeons dans le monde réel.

C'est le pire des deux mondes si l'on veut élever des enfants sains et heureux.

Ce qui se passe lorsque nous sous-protégeons les enfants dans le monde virtuel

L'article insiste beaucoup sur la façon dont les téléphones intelligents, apparus il y a une quinzaine d'années, ont "recâblé" l'enfance. Ils y sont parvenus en partie en plongeant les enfants (et le reste d'entre nous) dans un maelström de "j'aime", de comparaisons et d'informations erronées. Mais les téléphones ont également altéré la vie des enfants en leur faisant perdre le temps qu'ils passeraient dans le monde réel à courir, jouer, flirter, explorer et même dormir. Ce sont des choses dont les enfants ont besoin, mais qu'ils ne font pas assez.

Résultat ? Une génération de jeunes de plus en plus déprimés, anxieux et qui se font du mal, explique Haidt. Ses graphiques susciteront la peur dans le cœur de tous les parents :

Graphique tiré de l'article de The Atlantic sur l'automutilation

Mais Haidt ne se contente pas de dénoncer. Il propose quatre solutions. Trois d'entre elles concernent les téléphones : Les retirer des écoles, de l'arrivée à la sortie. Ne pas laisser les enfants posséder un téléphone intelligent avant l'âge de 14 ans. Et empêcher tout le monde d'utiliser les médias sociaux jusqu'à l'âge de 16 ans.

Ne pas surprotéger les enfants dans le monde réel

Son quatrième et dernier plaidoyer ? Redonner aux enfants un peu d'indépendance et de liberté de jeu. Pour ce faire, les écoles et les parents devraient se tourner vers les organisations qui œuvrent en faveur d'une enfance plus ludique et plus autonome. Plus précisément :

L'une des organisations que j'ai cofondées, LetGrow.org, propose une variété de programmes simples [gratuits] pour les parents ou les écoles, tels que le cercle de jeu (les écoles gardent la cour de récréation ouverte au moins un jour par semaine avant ou après l'école, et les enfants s'inscrivent pour jouer sans téléphone, avec des âges différents et de manière non structurée, comme activité hebdomadaire régulière) et l'expérience Laissez Grandir (une série de devoirs pour lesquels les élèves - avec l'accord de leurs parents - choisissent quelque chose à faire par eux-mêmes qu'ils n'ont jamais fait auparavant, comme promener le chien, grimper à un arbre, marcher jusqu'à un magasin ou cuisiner un dîner).

Comme le dit Haidt :

Ce serait une erreur de négliger cette quatrième norme. Si les parents ne remplacent pas le temps passé devant un écran par des expériences réelles impliquant des amis et des activités indépendantes, l'interdiction des appareils sera ressentie comme une privation, et non comme l'ouverture d'un monde aux multiples possibilités.

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lundi 29 avril 2024

Colombie-Britannique renonce à décriminaliser la drogue en public suite à un tollé sur l'insécurité engendrée


Bien que le Premier ministre de la Colombie-Britannique, David Eby (Nouveau Parti démocratique, à gauche du spectre politique), ait déjà défendu le projet pilote de décriminalisation des drogues de la province, il a finalement décidé d’y mettre un terme.

La Colombie-Britannique est revenue sur son projet pilote de décriminalisation des drogues, et interdit désormais la consommation de drogues dans tous les espaces publics, y compris les hôpitaux, les transports en commun et les parcs.

Ce revirement ne criminalise pas la possession de drogues dans les résidences privées ou dans les sites de prévention des surdoses et les lieux de contrôle des stupéfiants.

La province a inversé sa politique à la suite des critiques formulées par les maires, les politiciens provinciaux et fédéraux, et d’un récent tollé de la part des professionnels de la santé qui se sont sentis menacés par des patients consommant des drogues dans les hôpitaux.

« Notre priorité absolue est d’assurer la sécurité des personnes. Bien que nous soyons attentifs et compatissants à l’égard des personnes qui luttent contre la toxicomanie, nous n’acceptons pas les désordres de la rue qui font que les communautés ne se sentent pas en sécurité », a déclaré M. Eby.

La semaine dernière, de hauts responsables de la police ont témoigné devant une commission parlementaire, indiquant que le projet pilote de décriminalisation de la Colombie-Britannique ne comportait pas suffisamment de garde-fous pour maintenir l’ordre public.

Ce changement intervient le jour même où la ministre de la Santé mentale de la Colombie-Britannique, Jennifer Whiteside, a rencontré son homologue fédérale, Ya'ara Saks, à Vancouver, pour demander au gouvernement libéral d’aider la province à résoudre son problème de consommation de drogues dans l’espace public.

Par ailleurs, le NPD doit faire face à des élections cette année et les partis d’opposition, notamment le Parti conservateur de la Colombie-Britannique et BC United, se sont engagés à revenir sur la décriminalisation.

M. Whiteside a demandé à M. Saks de l’aider à renforcer la surveillance des lieux de consommation de drogue.

La police aura désormais la possibilité de lutter contre la consommation de drogues dans tous les espaces publics, mais les arrestations pour possession de drogues illégales ne pourront avoir lieu que dans des « circonstances exceptionnelles ».

« Nous prenons des mesures pour nous assurer que la police dispose des outils dont elle a besoin pour garantir des communautés sûres et confortables pour tout le monde, alors que nous élargissons les options de traitement pour que les gens puissent rester en vie et se rétablir », a ajouté M. Eby.

La police est encouragée à demander aux toxicomanes de partir, à saisir les drogues et, en dernier recours, à les arrêter si nécessaire.

Le ministre de la Sécurité publique de la Colombie-Britannique, Mike Farnworth, a déclaré que la province continuerait à cibler les bandes et les organisations criminelles qui fabriquent et trafiquent des drogues toxiques, tout en prenant des mesures pour interdire la consommation de drogues dans les espaces publics.

« Nos communautés sont confrontées à de grands défis. Des gens meurent à cause des drogues létales de rue, et nous sommes conscients des problèmes liés à l’usage public et au désordre dans nos rues », a déclaré M. Farnworth.

Le personnel hospitalier a également signalé une augmentation de la consommation de substances illicites dans les chambres et les salles de bains des patients, y compris dans les services de maternité, ce qui, selon lui, met en péril la sécurité du personnel et des patients.

Outre l’interdiction de la consommation de drogues dans les hôpitaux, la province a déclaré qu’elle améliorerait la sécurité des patients, des visiteurs et du personnel soignant.

Les patients admis dans les hôpitaux seront interrogés pour savoir s’ils ont un problème de drogue. S’ils répondent par l’affirmative, ils bénéficieront d’un soutien et d’une surveillance médicale pour s’assurer qu’ils reçoivent des soins personnalisés afin de les aider à gérer leur dépendance et leurs problèmes médicaux.

Le ministre de la Santé de la Colombie-Britannique, Adrian Dix, s’est félicité de la manière dont la nouvelle politique rendra les hôpitaux plus sûrs.

« Le plan d’action lancé aujourd’hui améliorera la manière dont les patients souffrant d’une dépendance sont soutenus lorsqu’ils ont besoin de soins hospitaliers, tout en évitant que d’autres personnes soient exposées aux effets secondaires de la consommation de drogues illicites », a déclaré M. Dix.

Tout en interdisant les drogues, la province accroît la disponibilité et l’accessibilité des opioïdes pour les personnes qui en sont dépendantes.

La province a déclaré qu’elle intégrerait les services d’aide aux toxicomanes dans les soins de santé, le logement et d’autres services connexes. La Colombie-Britannique a également fait part de son intention de travailler avec des experts pour « développer des méthodes permettant de suivre les solutions de remplacement prescrites dans le but d’identifier et de prévenir les détournements ».

La consommation de drogues illégales a explosé sur les plages, dans les parcs et dans les hôpitaux de la Colombie-Britannique depuis que le projet de décriminalisation de la province a été mis en œuvre le 31 janvier 2023, ce qui a suscité de vives réactions de la part du public.

Les consommateurs de drogues étaient autorisés à posséder et à utiliser de petites quantités de diverses drogues toxiques, comme le fentanyl, en public, sans être arrêtés ni subir de conséquences juridiques.

Les maires de toute la Colombie-Britannique ont qualifié de « crise » la consommation généralisée de drogues en public.

La Colombie-Britannique a enregistré un record d’au moins 2 511 décès présumés dus à la consommation de drogues illégales en 2023, malgré le projet pilote de décriminalisation en cours.

Quand les Français étaient fiers et heureux de lire des livres

L’effondrement de la lecture chez les plus jeunes suscite l’inquiétude. Le livre imprimé était révéré depuis Gutenberg. Et cette histoire fait comprendre la rupture vertigineuse que nous vivons.

Pause lecture dans l’herbe, en 1933

La jeunesse française lit de moins en moins, selon une étude récente du Centre national du livre (nos éditions du 9 avril). Le livre imprimé perd son prestige pour la génération née à l’ère d’internet, qui vit saturée d’écrans. Et seul le recul de l’histoire permet de mesurer ce qui se déroule sous nos yeux incrédules.

Le mot «livre» vient du latin liber, qui désigne à l’origine la partie de l’écorce de l’arbre utilisée pour porter un texte écrit. Imaginons un Romain cultivé qui, au Ier siècle après J.-C., lisait Virgile. Le lecteur tenait de la main droite le rouleau-livre (volumen) en papyrus d’Égypte et le déroulait de la main gauche à mesure qu’il progressait dans sa lecture. Dès le début du IIe siècle, ce rouleau est supplanté par des pages de parchemin cousues ensemble, moins chères, aptes à contenir davantage de caractères et plus maniables. D’ordinaire, on ne lisait pas en silence, mais à haute voix. Les adeptes de la lecture silencieuse, peu nombreux, étaient parfois regardés comme des originaux. Dans ses Confessions, saint Augustin rapporte avec surprise que l’évêque de Milan, saint Ambroise, lisait ainsi. Ces habitudes de lecture changent au Moyen Âge dans l’occident latin. Dans les monastères, la lecture à haute voix devient collective et cousine du chant liturgique. La lecture à voix basse (ruminatio)a pour but de mémoriser les textes sacrés pour mieux les retranscrire, et s’en nourrir l’âme. Mais il arrive aussi que des scribes monastiques lisent en silence. Aux XIIe et XIIIe siècles, cette dernière façon de lire est adoptée par les universitaires, eux-mêmes des clercs, puis, aux XIVe et XVe siècles, par aristocrates et humanistes. En 1454-1455, le premier ouvrage que Gutenberg choisit de fabriquer avec une presse à imprimer est le livre par excellence dans l’europe de l’époque : la Bible. Grâce à l’imprimerie, une production standardisée, rapide, à grande échelle et à un coût moindre devient possible, et rencontre le désir des humanistes de revenir au texte biblique en écartant les œuvres qui le commentaient. L’humanisme, au XVIe siècle, invite aussi, par la lecture, à redécouvrir les chefs-d’œuvre de l’antiquité et à étancher une soif de savoir nouvelle.

Montaigne n’éprouve aucun scrupule à annoter les ouvrages de sa bibliothèque pour pallier sa mauvaise mémoire. Au type de lecteurs distingués qu’il représente s’ajoutent des amateurs de romans (de chevalerie, et, surtout au XVIIe siècle, d’amour ou d’aventure). Le nombre de pages ne fait pas peur : Clélie, histoire romaine, de Mme de Scudéry, fait 10 volumes, parus entre 1654 et 1660. D’autres auteurs sont plus «grand public» et il est courant que des paysans ne sachant pas lire s’assemblent, à la veillée, autour d’une figure locale qui leur fait la lecture. Cervantès le dépeint dans Don Quichotte. Au XVIIIe siècle, le nombre de livres en circulation bondit. Une gravure d’après Greuze, La Bonne Éducation (1766), représente une jeune paysanne qui a appris à lire et fait la lecture à ses parents émus. La lecture personnelle devient l’objet d’un investissement affectif nouveau à mesure qu’apparaissent les prémices de l’individualisme. La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau est un des livres les plus lus de son temps. Les passionnés apprennent par cœur leurs passages préférés du roman, ce qui ne semble pas avoir été le cas à ce degré dans les siècles antérieurs. Des âmes sensibles écrivent à l’auteur, s’épanchent et sollicitent parfois l’honneur d’un entretien. Le grand écrivain devient le directeur de conscience du lecteur, concurrençant le clerc.

Stendhal, dans Le Rouge et le Noir (1830) dépeint Julien Sorel dévorant le Mémorial de Saint-Hélène jusqu’à en oublier la scierie paternelle qu’il est chargé de surveiller. Le vieux paysan vitupère son fils, qu’il appelle « chien de lisard ». L’étude, donc la lecture, représente plus que jamais, au XIXe siècle, l’accès au savoir et l’espoir d’une ascension sociale. Mais aussi la soif de connaissance par ambition purement intellectuelle. Lycéen, Champollion apprend, outre le latin et le grec, l’hébreu, le syriaque et le chaldéen. Ce goût de l’absolu dans l’ordre de l’esprit, très présent au XIXe siècle, fertile en œuvres à l’ambition prométhéenne, Balzac le décrit dans Louis Lambert (1832). « Dès lors, la lecture était devenue chez lui une espèce de faim que rien ne pouvait assouvir », écrit l’auteur au sujet de son personnage, pensionnaire chez les Oratoriens de Vendôme. La création d’une école primaire dans chaque commune de plus de 600 habitants, gratuite pour les enfants de familles pauvres, et la constitution d’un corps d’instituteurs (loi Guizot de 1833); les lycées de jeunes filles (loi Duruy de 1867) ; l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque (lois Ferry de 1881-1882) font entrer la lecture dans l’ère des masses. Sous la IIIe République naissante, en 1877, un manuel scolaire pour l’apprentissage de la lecture, Le Tour de France par deux enfants, devient le bréviaire de générations d’écoliers. La révérence pour le livre sérieux et le sa(1953), voir se manifestent aussi par les cours du soir pour adolescents (il était courant de travailler dès 13 ans) et adultes dispensés par les « hussards noirs de la République» et des sociétés philanthropiques. En 1900, l’alphabétisation des Français est quasi générale. Toute la nation est entrée dans la culture écrite. Journaux et hebdomadaires fleurissent, proposés à prix modique. Les classiques des belles lettres coexistent avec la littérature populaire et de jeunesse où triomphent des genres anciens, comme le roman d’aventures, ou nouveaux, tel le roman policier (en particulier avec Arsène Lupin de Maurice Leblanc), souvent publié d’abord en feuilleton. La France s’enorgueillit alors de la réputation flatteuse d’être une nation littéraire, en raison d’un lien séculaire entre l’état, la politique et les lettres.

Des professeurs s’inquiètent pourtant. Avant même la Grande Guerre, «la langue courante s’est altérée, surtout à Paris, sous l’action des articles de journaux écrits à la hâte et par l’adoption de termes de la langue administrative et des expressions barbares ou étrangères employées dans la publicité commerciale », estime en 1933, au soir de sa vie, une figure de la Sorbonne, Charles Seignobos. Le radical poursuit cependant : «Mais l’instruction donnée dans les écoles et l’exemple des écrivains soucieux de la correction du style ont maintenu l’usage de la langue, et même de la prononciation, à peu près conforme à la tradition» (Histoire sincère de la nation française, rééditée chez Bartillat). À la même époque, Georges Duhamel, revenu horrifié d’un voyage aux États-unis, sonne le tocsin dans Scènes de la vie future (1930). À l’en croire, la civilisation de son pays, et donc au premier chef la lecture, sont menacés par les moeurs d’outre-atlantique. « L’Amérique semble prendre à cœur de précéder le reste de l’humanité dans la voie des pires expériences », écrit Duhamel. Tout le heurte aux États-unis : les gratte-ciel, le culte de la voiture, la mécanisation, le matérialisme qu’il croit voir partout. Mais le pire fléau pour Duhamel, c’est le bruit qui tue le silence indispensable à la lecture. L’écrivain soutient aussi que la radio habitue au règne de l’oralité, à l’à-peu-près, au délayage. Le secrétaire perpétuel de l’académie française précise plus tard sa critique : « Les auditeurs lettrés, dès qu’ils écoutent la radio, sont indisposés non seulement par l’extrême confusion des éléments de connaissance répandus au gré des ondes, mais encore par la faible quantité de substance intellectuelle vraiment nutritive qui se trouve diluée dans ce torrent de bruit » (séance publique annuelle des cinq académies, 25 octobre 1938).

Ces craintes, longtemps, ont paru démenties par les faits. Tout paraît concourir à la bonne santé de la lecture dans la France des Trente Glorieuses : besoin d’évasion de la jeunesse, lancement du livre de poche qualité du lycée et considération pour la littérature. Il en va tout autrement aujourd’hui. La fermeture de la célèbre librairie des PUF, qui trônait place de la Sorbonne à Paris, et son remplacement par un magasin de vêtements en 2006, ont pris valeur de symbole. Au règne des écrans s’ajoutent un déferlement d’anglicismes sans nécessité et un relâchement quasi général de la langue. L’appauvrissement du vocabulaire est manifeste dans les livres pour enfants et le passé simple, proscrit. Dans la traduction de 1955 du Club des cinq et le passage secret, encore vendue dans les années 1970, on lit : «Puis, ce fut le matin du départ. Dans une atmosphère de bruyante allégresse, les élèves de Clairbois achevèrent de boucler et d’étiqueter leurs valises. On attendit ensuite l’arrivée des autocars qui devaient transporter les pensionnaires et leurs bagages à la gare. Les minutes semblaient interminables. Enfin, les lourds véhicules franchirent les grilles du parc et vinrent s’arrêter devant le perron de la pension. Ils furent pris d’assaut en quelques instants par les jeunes voyageuses impatientes.» Or ce passage, dans l’édition de 2006, devient : « Arrive le matin du départ. Dans un brouhaha incessant, les élèves de Clairbois achèvent de boucler leurs valises avant de se précipiter dans les cars qui les emmèneront à la gare.» Plus loin, en 1955 : « Bientôt, les enfants virent déboucher la locomotive, coiffée d’un panache de fumée. » La phrase devient, en 2006 : « Bientôt, les enfants voient déboucher le train. »

Une partie de la nouvelle génération, née à l’heure d’internet, récuse comme scandaleuse l’idée d’une hiérarchie des livres et des écrivains où trôneraient, à son sommet, les chefs-d’oeuvre de la littérature légués par les siècles. Affirmer la supériorité de Chateaubriand ou de Victor Hugo sur une personnalité « vue à la télé » ou un livre de « dark romance » fabriqué de façon industrielle est souvent ressenti comme une offense à la démocratie. L’égale valeur de tout livre imprimé prend pour de nombreux jeunes gens un caractère d’évidence. Dans ce relativisme général, le libre choix du consommateur doit prévaloir, ce qui autorise toutes les démagogies. Jean-Michel Delacomptée, à qui on emprunte l’exemple du «Club des cinq», l’a souligné dans un magnifique essai, Notre langue française (Fayard, 2018). Il s’inquiète de voir louées, jusque par l’éducation nationale, « des œuvres de fiction publiées depuis peu et qui, outre une valeur incertaine, coincent dans leur époque les juvéniles lecteurs. Ouvrir ces romans, c’est allumer la télévision. Pas seulement celle des séries américaines, mais des “news”, avec une prédilection pour le sanglant, les faits divers sordides, ainsi que pour les drames politiques et les questions sociales toujours abordés sous l’angle du conformisme esthétique et moral. »

Il demeurera toujours, peut-on espérer, des lieux pour étudier les géants de la littérature, de tous les collèges et lycées qui ont la chance de bénéficier de professeurs de français exigeants jusqu’aux hypokhâgnes et khâgnes. Et il y aura toujours, assurément, des lecteurs pour les chefs-d’œuvre. Reste à savoir combien.



samedi 27 avril 2024

« Les enfants du Québec ne vont pas très bien »

Jérôme Blanchet-Gravel reçoit Joël Monzée aux grandes entrevues. Docteur en neurosciences, conférencier et auteur de plusieurs livres, notre invité constate que « les gens vont de moins en moins bien au Québec ».

vendredi 26 avril 2024

Die Welt : « Le document secret qui aurait pu mettre fin à la guerre en Ukraine »

Peu après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des négociateurs délégués par les deux belligérants avaient rédigé un traité de paix. 

Le document de 17 pages a été présenté en exclusivité au journal dominical allemand WELT AM SONNTAG (tirage de 350 000 exemplaires en 2017). Les espoirs d’un accord étaient grands. Mais l’étape décisive n’a jamais été franchie.

Quelques semaines après l’invasion russe de l’Ukraine, une solution pacifique aurait pu être trouvée. C’est ce qui ressort d’un projet d’accord que les deux belligérants avaient négocié jusqu’au 15 avril 2022. Le WELT AM SONNTAG a obtenu l’original du document. Selon ce document, Kiev et Moscou se sont largement mis d’accord sur les conditions d’une fin de la guerre. Seuls quelques points restaient en suspens. Ceux-ci devaient être négociés personnellement par Vladimir Poutine et Volodymyr Selensky lors d’une rencontre au sommet — qui n’a toutefois jamais eu lieu.

Immédiatement après le début de la guerre, les négociateurs russes et ukrainiens ont commencé à négocier ensemble la fin des hostilités. Alors que le monde et les Ukrainiens étaient sous le choc de l’invasion russe, Moscou a tenté d’obtenir la reddition de Kiev à la table des négociations.

Après le succès croissant de l’Ukraine sur le champ de bataille, la Russie s’est même éloignée de ses positions maximalistes. Les discussions ont finalement abouti aux premières négociations directes à Istanbul sous la médiation du président turc Recep Tayyip Erdogan fin mars [2022]. Les images de la rencontre sur les rives du Bosphore ont suscité globalement l’espoir d’une fin rapide de la guerre. En effet, les deux parties ont ensuite commencé à rédiger un projet d’accord.

Les grandes lignes de la paix ont fait l’objet d’un accord. Ainsi, selon l’article 1 du projet de traité, l’Ukraine s’engageait à une « neutralité permanente ». Kiev renonçait ainsi à toute appartenance à une alliance militaire. Une adhésion du pays à l’OTAN aurait ainsi été écartée. Les 13 sous-points du premier article montrent l’étendue de la définition de la neutralité.

Le pays s’est ainsi déclaré prêt à ne jamais « recevoir, produire ou acquérir » des armes nucléaires, à ne pas autoriser la présence d’armes et de troupes étrangères sur son territoire et à ne pas mettre son infrastructure militaire, y compris ses aérodromes et ses ports maritimes, à la disposition d’un autre pays. En outre, Kiev renonçait à organiser des exercices militaires avec la participation de pays étrangers et à prendre part à tout conflit militaire. Selon l’article 3 du document, rien ne s’opposait à l’adhésion de Kiev à l’Union européenne.

En contrepartie, la Russie garantissait qu’elle n’attaquerait pas à nouveau l’Ukraine. Pour que Kiev puisse en être sûr, Moscou acceptait que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Chine et la Russie elle-même, puissent donner à l’Ukraine des garanties de sécurité complètes. Dans l’article 5 du projet de traité, Kiev et Moscou ont convenu d’un mécanisme qui rappelle la clause d’assistance de l’OTAN.

Droit à l’autodéfense

En cas d’« attaque armée contre l’Ukraine », les États garants s’engageraient à aider Kiev à exercer son droit à la légitime défense, garanti par la Charte des Nations unies, dans un délai maximal de trois jours. Cette assistance pourrait prendre la forme d’une « action commune » de toutes les puissances garantes ou de certaines d’entre elles. Selon l’article 15, ce traité aurait dû être ratifié dans chaque État signataire afin de garantir son caractère contraignant en droit international.

Les deux parties avaient ainsi élaboré un mécanisme qui se distingue nettement du mémorandum de Budapest de 1994. À l’époque, la Russie avait déjà assuré l’Ukraine de son intégrité territoriale. Les pays occidentaux avaient promis leur aide à Kiev en cas d’attaque, mais ne l’avaient pas garantie.

Toutefois, les garanties de sécurité qui étaient sur la table au printemps 2022 auraient encore dû être approuvées dans un deuxième temps par les États-Unis, la Chine, la Grande-Bretagne et la France. La Russie souhaitait en outre inclure la Biélorussie, Kiev souhaitait la participation de la Turquie. Le premier objectif des négociateurs à Istanbul était toutefois de créer une entente entre Kiev et Moscou afin d’utiliser le texte comme base pour des négociations multilatérales.

Cette démarche a manifestement été entreprise à la demande de l’Ukraine, afin de montrer que la Russie accepterait un mécanisme de protection sur le modèle de l’OTAN. En effet, l’Ukraine a réussi à imposer ses vues à Moscou. La formulation du projet d’accord ressemble en grande partie à celle du communiqué d’Istanbul. Il s’agissait d’un document de deux pages dont WELT AM SONNTAG a [également] obtenu une copie.

Dans ce document, l’Ukraine exposait ses exigences avant la réunion des négociateurs du 29 mars 2022 à Istanbul, sous la médiation du président turc Erdogan.
À la suite de ces discussions, les délégations des deux pays ont rédigé le projet d’accord du 15 avril lors de négociations menées en ligne.

Il en ressort de l’article 8 que la Crimée et le port de Sébastopol sont exclus des garanties de sécurité. Kiev a ainsi accordé de facto à la Russie le contrôle de la péninsule. La demande initiale de l’Ukraine, à laquelle un passage du communiqué d’Istanbul a été consacré, selon laquelle le statut de la Crimée doit être clarifié dans le cadre de négociations dans les dix à quinze prochaines années, ne se retrouvait pas dans le projet d’accord.

Le document ne précise pas quelle partie de l’Ukraine orientale devrait être exclue de la promesse de protection des États garants. Les passages concernés ont été marqués en rouge. Il ressort du communiqué d’Istanbul que Kiev aurait accepté d’exclure certaines parties des oblasts de Donetsk et de Louhansk, que la Russie contrôlait déjà avant le début de la guerre. La délégation russe a en revanche insisté pour que la définition des frontières soit effectuée par Poutine et Zelensky en personne et reportée sur une carte.

La délégation ukrainienne a rejeté cette idée. Kiev a exigé que l’on détermine où se situe la frontière selon la vision ukrainienne. Autre problème : la Russie a exigé qu’en cas d’attaque, tous les États garants soient d’accord pour activer le mécanisme d’assistance. Cela aurait donné à Moscou un droit de veto lui permettant de neutraliser le mécanisme de protection. En outre, Moscou a rejeté la demande ukrainienne selon laquelle les États garants pouvaient établir une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine en cas d’attaque.

La Russie a certes signalé lors des négociations qu’elle était prête à se retirer d’Ukraine, mais pas de la Crimée ni de la partie du Donbass qui devait être exclue des garanties de sécurité. Les chefs d’État devaient discuter directement des détails de ce retrait. Deux négociateurs ukrainiens l’ont confirmé indépendamment l’un de l’autre au journal WELT AM SONNTAG.

La question de la dimension future de l’armée ukrainienne n’a pas non plus été résolue. Kiev a partiellement répondu à la demande russe de démilitarisation. Selon l’« Annexe 1 », Moscou a exigé que Kiev réduise son armée à 85 000 soldats — environ un million servent actuellement. L’Ukraine a proposé un effectif de 250 000 soldats.

Les deux parties ont également divergé sur la question du nombre d’équipements militaires. Ainsi, la Russie demandait de réduire le nombre de chars [ukrainiens] à 342, Kiev voulait en garder jusqu’à 800. L’Ukraine ne voulait réduire le nombre de véhicules blindés qu’à 2400, la Russie demandait à ce que seuls 1029 soient conservés.

En ce qui concerne les pièces d’artillerie, la différence était également importante. Moscou en prévoyait 519, Kiev 1900. Kiev voulait conserver 600 lance-roquettes multiples d’une portée allant jusqu’à 280 kilomètres, alors que la Russie en aurait voulu 96 d’une portée maximale de 40 kilomètres. Les mortiers devaient être réduits à 147 unités selon les vœux de la Russie et les missiles antichars à 333, contre respectivement 1080 et 2000 selon Kiev.

En outre, l’armée de l’air ukrainienne devait être fortement réduite. Moscou exigeait le maintien de 102 avions de combat et 35 hélicoptères, Kiev insistait sur 160 avions à réaction et 144 hélicoptères. Les navires de guerre devaient être au nombre de deux selon les Russes, de huit selon les Ukrainiens.

Même si des points essentiels restaient en suspens, le projet d’accord montre à quel point on était proche d’un possible accord de paix en avril 2022. Poutine et Zelensky auraient dû régler les points litigieux restants lors d’un face-à-face. Mais après le sommet prometteur d’Istanbul, Moscou a posé des exigences ultérieures que Kiev n’a pas acceptées.

Elles sont notées en italique dans le document. Selon ce document, la Russie a demandé que le russe devienne la deuxième langue officielle en Ukraine, que les sanctions réciproques soient levées et que les plaintes déposées devant les tribunaux internationaux soient abandonnées. Kiev devait également faire interdire par la loi « le fascisme, le nazisme et le nationalisme agressif ».

Comme l’a appris le journal WELT AM SONNTAG auprès de plusieurs diplomates impliqués dans les négociations, l’intérêt pour une solution au printemps 2022 était grand. La Russie s’était retirée du nord de l’Ukraine après l’échec de son avancée sur Kiev et avait annoncé vouloir se concentrer sur des conquêtes territoriales à l’est. L’Ukraine a pu défendre sa capitale en déployant les plus grands efforts, les livraisons d’armes lourdes occidentales n’étaient pas encore en vue.

« Le meilleur accord que nous aurions pu avoir »

Même après plus de deux ans de guerre, l’accord paraît toujours avantageux rétrospectivement.

« C’était le meilleur accord que nous aurions pu avoir », a déclaré un membre de la délégation de négociation ukrainienne de l’époque au WELT AM SONNTAG. Depuis des mois, l’Ukraine est sur la défensive et subit de lourdes pertes. À l’époque, l’Ukraine était dans une meilleure position de négociation que maintenant. Si l’on avait pu mettre fin à cette guerre coûteuse après environ deux mois, cela aurait sauvé d’innombrables vies et épargné beaucoup de souffrances.

Il ressort de l’article 18 du projet de traité que les négociateurs pensaient à l’époque que les deux chefs d’État signeraient le document en avril 2022. Le négociateur ukrainien David Arakhamia a donné au moins un indice sur la raison pour laquelle Poutine et Zelensky ne se sont jamais rencontrés pour le sommet de paix final espéré, lors d’une interview télévisée en novembre 2023.
Selon ce rapport, le Premier ministre britannique de l’époque, Boris Johnson, s’est rendu à Kiev le 9 avril et a déclaré que Londres ne signerait « rien » avec Poutine — et que l’Ukraine devait poursuivre les combats. Johnson a certes démenti cette assertion par la suite. On peut toutefois soupçonner que la proposition de donner des garanties de sécurité à l’Ukraine de concert avec la Russie avait déjà échoué à ce moment-là. L’Ukraine aurait pourtant eu besoin de ces garanties pour se prémunir à l’avenir contre la Russie.

Source : Die Welt

jeudi 25 avril 2024

Chine — La sort des diplômés serait bien pire qu'on ne le pensait

C’est à peu près à cette époque que, chaque année, les entreprises se rendent sur les campus universitaires chinois à la recherche d’employés potentiels. Cette année, l’ambiance est morose. Lors d’un salon de l’emploi à Wuhan, une entreprise cherchait à embaucher des stagiaires en gestion, mais elle ne voulait que des diplômés d’élite et n’offrait que 1 000 yuans (140 dollars américains) par mois, selon un message qui est devenu viral sur les médias sociaux. Lors d’un salon à Jilin, la plupart des postes annoncés nécessitaient des diplômes de haut niveau, a déclaré en ligne un futur diplômé. « La prochaine fois, ce n’est pas la peine de nous inviter. » Une autre a déploré que les entreprises n’embauchent pas. Le processus de recrutement est « un leurre », a-t-elle écrit.

Les données dressent un tableau tout aussi sombre. Le taux de chômage des personnes âgées de 16 à 24 ans dans les villes a atteint un niveau inégalé de 21,3 % en juin dernier. C’était sans doute trop embarrassant pour le gouvernement chinois, qui a donc cessé de publier la série de données tout en modifiant ses calculs afin d’exclure les jeunes à la recherche d’un emploi pendant leurs études. (Les États-Unis, la Grande-Bretagne et de nombreux autres pays incluent ces étudiants dans le calcul de leurs taux.) Les nouveaux chiffres sont moins élevés, mais toujours aussi décourageants : en mars, 15,3 % des jeunes des villes étaient au chômage. C’est presque trois fois plus que le taux de chômage national.

Pour les jeunes diplômés, la situation est probablement encore plus désastreuse. La Chine ne publie pas de taux de chômage pour cette cohorte. Mais The Economist a passé au peigne fin les données du recensement décennal du pays et de ses annuaires statistiques afin de produire une estimation. D’après ses calculs (y compris les étudiants à la recherche d’un emploi), le taux de chômage des jeunes de 16 à 24 ans ayant suivi des études universitaires était de 25,2 % en 2020, dernière année pour laquelle des données de recensement sont disponibles. Ce taux était 1,8 fois supérieur au taux de chômage de l’ensemble des jeunes à l’époque.

Il se peut que la situation se soit améliorée depuis 2020 ou que les variables affectant ces calculs aient changé de manière imprévisible. Mais il est également possible que la situation ait empiré. Pour simplifier, si l’on suppose que la relation proportionnelle de 2020 se maintient, plus d’un tiers des jeunes diplômés pourraient être au chômage aujourd’hui.

L’une des raisons de penser que la situation actuelle ne s’améliore pas est que la proportion de diplômés par rapport aux jeunes chômeurs augmente plus rapidement que ne l’expliquent les tendances démographiques générales (voir le graphique 1 de la page suivante). Les diplômés des universités et des établissements d’enseignement professionnel et technique représenteront 70 % des jeunes chômeurs en 2022, contre 9 % il y a vingt ans. En pourcentage de la population des jeunes, ces diplômés représentaient 47 % en 2020.

L’atonie relative de l’économie chinoise est au moins en partie responsable de cette situation. La demande de diplômés stagne. Dans le même temps, l’offre de diplômés augmente. Cette année, près de 12 millions d’étudiants devraient obtenir un diplôme d’un établissement d’enseignement supérieur, soit une augmentation de 2 % par rapport à l’année dernière. Entre 2000 et 2024, le nombre de diplômés chinois par an a plus que décuplé (voir graphique 2).



Cette tendance remonte à Min Tang, un économiste chinois qui a proposé d’augmenter le nombre d’inscriptions dans l’enseignement supérieur pour faire face à la crise financière asiatique de la fin des années 1990. Selon lui, une telle politique aurait pour effet de retarder l’entrée des jeunes sur le marché du travail et de stimuler l’économie par le biais des dépenses en éducation. Le gouvernement a adopté son plan, qui a coïncidé avec des changements sociétaux allant dans le même sens. Les enfants nés dans le cadre de la politique de l’enfant unique ont commencé à atteindre l’âge adulte en 1999. La taille des familles étant limitée, les parents avaient plus de moyens à consacrer à chaque (rare) enfant et étaient davantage incités à encourager leurs études, puisque ces enfants étaient censés subvenir aux besoins de leurs parents lorsqu’ils seraient âgés.

Avec l’augmentation de la demande de places, les universités ont pris de l’ampleur et se sont multipliées. Les lois adoptées au début des années 2000 ont permis aux entreprises de se lancer dans ce domaine. Les établissements privés, appelés minban daxue, demandent des frais d’inscription nettement plus élevés que les universités publiques et sont incités à admettre toujours plus d’étudiants. Les inscriptions dans ces universités ont explosé, augmentant de 560 % depuis 2004. À l’époque, un étudiant sur dix étudiait dans une minban daxue. Aujourd’hui, c’est le cas d’un étudiant sur quatre.

Les minban daxue ont tendance à exiger des résultats moins élevés à l’examen d’entrée à l’université, le gaokao, que les établissements publics. Mais le taux d’acceptation dans tous les collèges et universités est en hausse. Avant 1999, moins d’un quart des candidats au gaokao étaient acceptés dans ces établissements. Aujourd’hui, la plupart y parviennent (voir graphique 3).

L’augmentation du nombre de diplômés ne serait guère un problème s’ils acquéraient les compétences recherchées par les employeurs. Mais les entreprises chinoises se plaignent de ne pas trouver de candidats qualifiés pour les postes à pourvoir. Le problème est en partie dû à la faible qualité des minban daxue. Toutefois, l’inadéquation des compétences s’étend à l’ensemble de l’enseignement supérieur. Ainsi, le nombre d’étudiants en sciences humaines augmente alors que la demande pour ces diplômés est beaucoup plus faible que pour les spécialistes d’autres disciplines.

Certains étudiants tentent d’échapper au difficile marché de l’emploi dans le secteur privé. Le nombre de candidats à l’examen de la fonction publique chinoise a atteint le chiffre record de 2,3 millions en 2024, soit une augmentation de 48 % d’une année sur l’autre. D’autres poursuivent des études supérieures. Le nombre d’étudiants en maîtrise et en doctorat a tellement augmenté que certains campus manquent de logements.

Incapables de trouver un emploi correspondant à leur diplôme, un certain nombre de diplômés se contentent d’emplois peu qualifiés, comme la livraison de repas. L’année dernière, une note de service d’un aéroport de Wenzhou indiquait qu’il avait embauché des architectes et des ingénieurs pour assurer l’entretien des terrains et la lutte contre les volatiles nuisibles.

Xiaoguang Li, de l’université Xi’an Jiaotong, et Yao Lu, de l’université Columbia, ont étudié le sous-emploi en Chine. À partir des données d’une enquête nationale, ils ont constaté que 25 % des travailleurs âgés de 23 à 35 ans étaient surqualifiés pour leur emploi en 2021, contre 21 % en 2015. Selon Mme Lu, le problème risque de s’aggraver, car les diplômés confrontés au chômage n’ont d’autre choix que d’accepter des emplois subalternes.

En conséquence, il semble que la poursuite d’études supérieures soit de moins en moins rentable. Dans un document de travail publié l’année dernière, des chercheurs dirigés par Eric Hanushek de l’université de Stanford ont constaté qu’en Chine, l’avantage salarial associé à l’enseignement supérieur a chuté de 72 % à 34 % entre 2007 et 2018 pour les personnes âgées de moins de 35 ans.

En 2008, un fonctionnaire du ministère de l’Éducation a semblé admettre que l’État avait commis une erreur en augmentant aussi rapidement le nombre d’inscriptions dans les universités. Mais le ministère a rapidement fait marche arrière. Aujourd’hui, le gouvernement semble se soucier davantage de la taille du système éducatif que de sa qualité. Soixante et une nouvelles écoles supérieures et universités ont ouvert leurs portes en Chine l’année dernière. « Notre pays a mis en place le plus grand système d’enseignement supérieur du monde », s’est vanté le Quotidien du peuple, porte-parole du parti.

Dans son discours sur l’état de la nation, le mois dernier, Li Qiang, le Premier ministre, a au moins évoqué l’idée de veiller à ce que davantage de diplômés acquièrent les compétences nécessaires dans des secteurs tels que l’industrie manufacturière de pointe et les soins aux personnes âgées. Mais nombreux sont ceux qui continueront à constater que leur diplôme ne leur donne pas accès à un bon emploi alors qu’on leur a dit pendant des années que l’enseignement supérieur était un tremplin vers une vie meilleure.


mercredi 24 avril 2024

Le mouvement des écoles catholiques indépendantes offre aux parents ontariens une alternative


Un groupe de personnes investies dans l’éducation catholique développe un réseau pour aider le mouvement des écoles catholiques indépendantes en Ontario.

Le Consortium des écoles catholiques indépendantes de l’Ontario (Consortium of Independent Ontario Catholic Schools — CIOCS) est un réseau d’écoles dont l’objectif principal est de favoriser la collaboration et la communion entre les écoles membres tout en soutenant des valeurs, une mission et un engagement communs envers l’éducation catholique.

John Pacheco, l’un des directeurs du Consortium, a expliqué l’une des motivations du groupe.

« On parle beaucoup aujourd’hui d’identité, et nous croyons que l’identité de chaque enfant doit s’enraciner et se conformer à l’image de Jésus-Christ, à l’image immuable duquel nous avons été créés », a-t-il déclaré.

« D’un point de vue pratique, nous cherchons à développer une structure de soutien pour aider nos écoles membres actuelles et futures dans divers domaines. L’un des principaux objectifs du CIOCS est de trouver des moyens de réduire les coûts afin de mettre l’enseignement privé catholique à la portée des parents ».

En s’appuyant sur l’expérience et les connaissances collectives des écoles existantes et de leurs fondateurs, la CIOCS espère que les membres existants et nouveaux pourront acquérir des connaissances inestimables les uns des autres, collaborer, planifier des initiatives communes, des événements et des rassemblements annuels, susciter et partager le développement de l’enseignement professionnel, développer une économie naissante enracinée dans les principes sociaux catholiques légitimes et la loi naturelle, bénéficier d’avantages financiers grâce à des économies d’échelle, présenter une voix collective pour engager des tiers à promouvoir les objectifs communs des membres et enfin, se soutenir moralement et s’encourager les uns les autres.

Un autre objectif du réseau est de fournir une tribune et des moyens d’action aux nouvelles écoles et à ce que la CIOCS appelle les « parents missionnaires », c’est-à-dire les parents qui cherchent une alternative aux écoles publiques existantes financées par le gouvernement en créant leurs propres écoles avec des parents partageant les mêmes idées.

Pacheco déclare que le CIOCS « existe pour accroître le nombre de membres de son réseau afin de permettre aux parents qui le souhaitent de créer de telles écoles et d’autres lieux d’enseignement là où ils vivent. Le Consortium existe en partie pour répondre à leur première question : “Par où pouvons-nous commencer ?” »

Un autre objectif du réseau est de représenter les écoles membres lorsqu’elles traitent avec des tiers, y compris d’autres associations partageant les mêmes idées, le gouvernement et même la hiérarchie de l’Église catholique dans des domaines d’intérêt commun pour les écoles.

Au cours des dernières années, des parents ont exprimé leur inquiétude au sujet de l’éducation catholique en Ontario, face au succès du mouvement transgenre qui a promu la confusion du genre dans les écoles financées par le gouvernement, ainsi qu’à la réticence des conseils scolaires à écouter les préoccupations des parents. Récemment, les écoles catholiques publiques ont même refusé d’affirmer l’enseignement catholique sur le caractère sacré de la vie humaine. Trois membres de la Commission scolaire catholique de Toronto (TCDSB) ont publiquement rejeté l’initiative pro-vie proposée par un collègue pour que toutes les écoles du district arborent le drapeau pro-vie au mois de mai prochain.

Interrogé sur cette colonisation idéologique des écoles catholiques financées par le gouvernement, M. Pacheco a fait remarquer :

Le CIOCS estime que les parents catholiques — et non l’État ou les conseils scolaires — sont les premiers et principaux éducateurs de leurs enfants. C’est l’enseignement catholique, et il n’est pas très bien compris ni reconnu. Toutes les agences tierces n’existent que pour aider et coopérer avec les parents dans leur rôle de premiers éducateurs, y compris pour transmettre les valeurs catholiques authentiques qu’ils souhaitent partager avec leurs enfants.

Les rôles en matière d’éducation ont été brouillés ces dernières années, et nous voulons offrir un choix et une voie aux parents catholiques pour qu’ils retrouvent ces rôles traditionnels. La CIOCS s’intéresse au choix de l’école, à la transparence, à la prise de décision éclairée et à la responsabilité de servir la vérité telle qu’elle est exprimée dans la grande tradition catholique. L’éducation doit avoir des alternatives pour une société saine et prospère, et nous espérons fournir une base pour cette alternative. Nous espérons également que notre présence et notre succès aideront les écoles catholiques publiques à retrouver leur identité d’écoles catholiques.

Le premier événement majeur de la CIOCS, une « Journée de la communauté catholique et un salon de l’école », aura lieu à Ottawa le 18 mai. Les organisateurs envisagent cette manifestation comme une réunion annuelle qui rassemblera les responsables catholiques, les entreprises et les écoles catholiques de la région d’Ottawa afin de promouvoir la collaboration et la coopération au sein de l’ensemble de la communauté catholique et de soutenir la croissance de l’enseignement catholique indépendant à Ottawa.

Commentant l’événement à venir, M. Pacheco a déclaré : « Nous devons remédier à la fragmentation de la société et de l’Église — en particulier au cours des dernières années — en organisant un événement qui rassemble les fidèles catholiques autour d’une mission commune et d’une véritable communion et fraternité spirituelles. Je pense que cette journée communautaire est exactement ce qu’il nous faut, et j’espère que nous pourrons la reproduire dans toute la province au cours des prochaines années. J’espère que les catholiques de la région d’Ottawa répondront présents et manifesteront leur soutien ».

Pour plus d’information sur le CIOCS et sa première Journée communautaire et foire scolaire, visitez la page de l’événement à ciocs.ca/events.

Parmi les membres de la CIOCS, on trouve l'école catholique francophone d'Ottawa Sainte-Marie mère de Dieu, 20 avenue Fairmount.

Source : QCV

Voir aussi

La présentation sélective et tronquée des faits par Isabelle Hachey (voir 3. Le cas de Josh Alexander, élève de 16 ans en Ontario, élève dans une école en principe catholique).

Une grande partie des États-Unis se dépeuple

Cairo, une ville située à l’extrémité sud de l’Illinois et fondée au début du XIXe siècle, a été baptisée ainsi parce qu’elle était appelée à devenir une grande métropole. Située au confluent du Mississippi et de l’Ohio, elle était le centre de transport d’une région surnommée « Petite Égypte » en raison de ses immenses plaines deltaïques où les agriculteurs pouvaient tout cultiver.

Aujourd’hui, cependant, ce nom évoque des civilisations disparues. Se promener dans la ville est une expérience étrange. Les maisons victoriennes s’écroulent doucement et sont envahies par les mauvaises herbes. Ce qui était autrefois le centre-ville (photo) ressemble à un plateau de tournage abandonné. Cairo n’a ni stations-service, ni pharmacies, ni hôpitaux. Il est passé de six écoles à deux, toutes deux à moitié vides. « Lorsque j’étais enfant, dans les années 1970, nous avions deux épiceries, deux stations-service. Vous savez, beaucoup de commerces étaient encore ouverts », raconte Toya Wilson, qui dirige la belle bibliothèque victorienne de la ville, toujours en activité. Une modeste épicerie subsiste, mais elle est gérée à perte par une association caritative et, lors de la visite du correspondant de The Economist, elle était d’un calme mortel, avec de nombreux rayons vides.

Cairo est en passe de devenir la nouvelle ville fantôme des États-Unis. Sa population, qui avait culminé à plus de 15 000 habitants dans les années 1920, n’était plus que de 1 700 personnes lors du recensement de 2020. Le comté d’Alexander, dans l’Illinois, dont elle est la capitale, a perdu un tiers de ses habitants au cours de la décennie qui s’est écoulée jusqu’en 2020, ce qui en fait l’endroit des États-Unis où la décroissance est la plus rapide.

Huckleberry Finni

Les causes de cet effondrement sont multiples. Il y a un siècle, le remplacement du transport fluvial par le chemin de fer a amorcé le déclin. Dans le sillage de la législation sur les droits civiques dans les années 1970, les entreprises appartenant à des Blancs ont fui pour éviter d’embaucher des Noirs. Au cours de la dernière décennie, la démolition des logements sociaux a déplacé encore plus de résidents. Mais le plus gros problème de la ville est aujourd’hui le déclin démographique de l’ensemble du pays. Entre 2010 et 2020, plus de la moitié des comtés du pays, où vit un quart des Américains, ont perdu de la population (voir la carte). Au cours des prochaines décennies, ils seront encore plus nombreux, car la population américaine croît plus lentement. Le changement sera brutal, en raison des particularités démographiques et administratives des États-Unis.

Entre 2010 et 2020, le nombre d’habitants du pays a augmenté d’environ 7,4 %. Il s’agit de la décennie de croissance la plus lente depuis la Grande Dépression (où la population avait augmenté de 7,3 %). Dans les années 1990, le taux de croissance était de 13 %. La chute des taux de natalité en est la principale cause. L’indice synthétique de fécondité, qui mesure le nombre d’enfants qu’une femme aura au cours de sa vie, est resté stable ou a augmenté pendant 30 ans à partir du milieu des années 1970. En 2008, cependant, il est tombé en dessous de 2,1, le niveau nécessaire pour maintenir la population stable, et a depuis diminué pour atteindre 1,67 (voir le graphique). S’il reste inférieur à 2,1, seule l’immigration peut maintenir la croissance de la population à long terme. Or, l’immigration nette serait elle aussi en baisse depuis les années 1990.

La pandémie a presque stoppé net la croissance de la population. En 2020, plus de 500 000 personnes supplémentaires sont décédées par rapport à 2019, alors que le taux de natalité a également baissé. Avec la fermeture des frontières et des postes diplomatiques américains, l’immigration nette a chuté précipitamment. En 2021, le Bureau du recensement a estimé que la population n’avait augmenté que de 0,2 %, soit le taux le plus bas de l’histoire du pays. Avec le recul du covid-19, le nombre de décès a baissé. Et depuis un an environ, selon les estimations publiées en janvier par le Congressional Budget Office, l’immigration a augmenté, en grande partie à cause des personnes qui franchissent illégalement la frontière sud. Toutefois, les démographes ne pensent pas que cette augmentation modifiera la tendance à long terme. Selon William Frey, de la Brookings Institution, un groupe de réflexion situé à Washington, la population devrait augmenter d’environ 4 % au cours de cette décennie. Même en supposant que l’immigration reste élevée, note M. Frey, l’Amérique « afficherait encore une croissance plus lente dans les décennies à venir qu’au cours de n’importe quelle décennie de l’histoire du pays ».

Le phénomène n’est guère propre aux États-Unis. La population de nombreux autres pays riches croît encore plus lentement ou diminue. Il en va de même pour de nombreux pays en développement. La population de la Chine, le plus grand rival géopolitique de l’Amérique, a diminué en 2023 pour la deuxième année consécutive. Son taux de fécondité est tombé à 1,15 enfant par femme. La population de la Russie est inférieure à ce qu’elle était en 1991. Les problèmes démographiques de l’Amérique sont bien moindres que ceux de ses pairs. Pourtant, il y a des raisons de s’inquiéter du fait que l’Amérique s’adaptera à une croissance lente encore moins facilement que les autres pays.

Grenouilles sauteuses réputées

La population américaine croît à peu près au même rythme que celle de la Grande-Bretagne et de la France. Mais l’Amérique se distingue de la Grande-Bretagne ou de la France par le fait que sa population est beaucoup plus encline à se déplacer à travers le pays. Certaines régions d’Amérique réussissent extraordinairement bien à attirer de nouveaux habitants. La population de l’État du Nevada a été multipliée par dix depuis le début des années 1960, époque à laquelle cet État était tellement vide qu’il pouvait être utilisé pour tester des bombes atomiques. Celle du Texas a plus que triplé au cours de la même période. D’une manière générale, les Américains ont longtemps afflué vers les États de la « ceinture de soleil », dans le sud et le sud-ouest. Dans le passé, cela ne posait pas de problème, car la population nationale augmentait suffisamment vite pour que de nombreuses personnes puissent quitter les États plus froids et plus nuageux du nord-est et du Mid-Ouest sans que leur population ne diminue. Mais si la population dans son ensemble augmente à peine, pour qu’une région connaisse une croissance rapide, une autre doit se contracter, note Beth Jarosz de la Population Reference Bureau, un organisme de recherche à but non lucratif qui travaille avec le Census Bureau. La croissance devient un jeu à somme nulle.

Entre 2010 et 2020, seuls deux États ont perdu de la population : Le Mississippi et la Virginie-Occidentale. La population de l’Illinois est restée pratiquement inchangée. Tous les autres ont augmenté. Mais en 2021, 17 États sur 50 ont diminué. La pandémie a sans doute exacerbé la tendance, mais les migrations internes ne montrent aucun signe de ralentissement, de sorte que ces contractions sont vraisemblablement un signe avant-coureur.

La décroissance est néfaste pour de nombreuses raisons. Lorsque les habitants quittent un endroit, des entreprises autrefois très prisées deviennent moins viables et ferment leurs portes. Les écoles qui n’ont pas assez d’élèves ont du mal à maintenir des équipes sportives ou des fanfares, ou à enseigner un programme d’études étendu, même si leur financement par élève reste généreux.

Mais le plus gros problème est qu’une fois qu’un endroit commence à se dépeupler, il peut déclencher un cercle vicieux qui accélère le déclin. Par exemple, lorsqu’il y a beaucoup plus de logements disponibles que de personnes pour les occuper, il en résulte généralement un effondrement de la valeur des maisons. Si la situation est suffisamment grave, les propriétaires et même les propriétaires occupants cessent d’entretenir leurs biens, car le coût des réparations est plus élevé que le rendement qu’elles procurent. Lorsque la dégradation qui en résulte s’étend et que les quartiers commencent à se sentir vidés de leur substance, l’incitation à rester sur place est encore plus faible. C’est ce qu’on appelle une spirale de mort.

Les spirales de mort ont tendance à s’aggraver en Amérique en raison du niveau remarquable de décentralisation du gouvernement. Par exemple, seuls 8 % des dépenses consacrées à l’enseignement primaire et secondaire proviennent du gouvernement fédéral, et moins d’un quart des dépenses consacrées à assurer le respect de la loi. Les autorités locales et régionales prélèvent 48 % de l’ensemble des impôts collectés en Amérique, contre seulement 20 % en France et 6 % en Grande-Bretagne. Et même les dépenses fédérales américaines prennent généralement la forme de subventions liées au niveau de population. Ainsi, lorsque les recettes fiscales locales diminuent, il faut réduire les services ou augmenter les impôts.

Les recherches menées par Christopher Berry, de l’université de Chicago, montrent qu’à mesure que les villes perdent des habitants, le coût des services publics tend à rester à peu près le même. « Pratiquement aucune ville ne réduit son secteur public en fonction de sa population », explique-t-il. Les raisons exactes de ce phénomène ne sont pas claires : il se peut que la desserte d’une zone géographique donnée entraîne des coûts fixes, indépendamment de la population ; il se peut aussi que le licenciement d’employés municipaux soit politiquement délicat. Quelle qu’en soit la raison, le résultat est que les contribuables restants doivent payer davantage simplement pour soutenir les mêmes services.

Lorsque des impôts élevés s’ajoutent à la détérioration des services publics, les gens s’en vont. Austin Berg, de l’Illinois Policy Institute, un groupe de réflexion de centre-droit, note que les habitants du sud de l’Illinois disposent d’un moyen facile d’échapper à une fiscalité plus lourde : ils peuvent tout simplement se rendre dans l’État voisin. Alors que le comté d’Alexander, dans l’Illinois, s’est considérablement réduit, les comtés voisins, situés juste au sud, continuent de croître. La population de Paducah, dans le Kentucky, à 50 km de Cairo, de l’autre côté de l’Ohio, a augmenté de 8,4 % dans les années 2010. Beaucoup de ceux qui sont restés sur place quittent néanmoins l’Illinois pour acheter de l’essence et des produits d’épicerie, afin de bénéficier de taxes sur les ventes moins élevées ailleurs. Alors que les recettes diminuent progressivement de cette manière dans une grande partie de l’Illinois, l’État devient de plus en plus dépendant des contribuables de sa seule métropole, Chicago.

Les pensions des fonctionnaires sont souvent le principal facteur de la spirale infernale. Avec le vieillissement de la population américaine, la charge globale du paiement de ces pensions s’alourdit partout. Mais de nombreuses pensions sont financées au niveau local, or il arrive souvent qu’il y ait des déficits. Les contribuables des villes ou des États qui se contractent se retrouvent avec une facture de pension datant d’une époque où la population était beaucoup plus nombreuse et où le nombre d’enseignants, de pompiers et de policiers l’était aussi. Il en résulte, selon M. Berry, que « les villes en décroissance sont condamnées ».



Lorsque Détroit a fait faillite en 2013, l’État du Michigan a renfloué ses retraités.
Mais ces renflouements dépendent de la bonne santé financière de l’État. Lorsque la population d’un État dans son ensemble stagne ou diminue, cela devient beaucoup moins probable. Dans l’Illinois, le poids total des engagements non financés des États et des collectivités locales au titre des retraites est estimé à quelque 210 milliards de dollars, soit environ quatre fois le budget annuel total de l’État. Malgré les réformes récentes, le gouvernement de l’État ne s’attend pas à ce que les pensions de l’État soient entièrement financées avant 25 ans. Chicago, quant à elle, est aux prises avec ses propres problèmes de retraite. Il ne reste donc pas beaucoup d’argent pour renflouer ou faire revivre des villes comme Cairo.

Est-ce grave que des villes meurent ? Certains diront que non. Les gens sont mieux lotis s’ils peuvent se déplacer vers de meilleurs horizons, au lieu d’être piégés dans des villes moribondes ou des zones rurales sans emploi. En effet, la concurrence entre les villes contribue à expliquer le dynamisme économique de l’Amérique ; de nombreux économistes souhaiteraient qu’il y ait encore plus de mouvement. Bien que les gens affluent vers de nouveaux emplois dans des villes comme Houston ou Atlanta, les coûts élevés du logement empêchent les travailleurs de se déplacer vers des emplois encore mieux rémunérés dans des villes comme San Francisco ou New York. Si ces villes construisaient davantage de logements, elles attireraient plus de travailleurs d’autres régions d’Amérique. Des endroits comme Cairo se contracteraient encore plus rapidement, mais l’Amérique dans son ensemble serait plus riche.

En réalité, la décroissance est extrêmement impopulaire sur le plan politique car, inévitablement, de nombreuses personnes sont laissées pour compte et la vie de ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas déménager se détériore à mesure que leurs voisins s’en vont. Les autorités fédérales, nationales et locales le savent. Elles sont donc disposées à faire pratiquement tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter la décroissance. Toutes sortes de grandes installations gouvernementales, des bases aériennes aux prisons, peuvent être implantées dans les zones rurales, garantissant ainsi des emplois qui, à leur tour, soutiennent le reste de l’économie. Pendant des décennies, les villes et les États américains ont également rivalisé pour attirer de nouvelles entreprises, en distribuant des terrains, des allègements fiscaux ou de l’argent aux sociétés qui ouvrent des usines ou des bureaux.

Aujourd’hui, les villes et les États courtisent aussi directement les travailleurs. Prenons l’exemple de Muncie, dans l’Indiana, une ville de 65 000 habitants située à environ 80 km au nord-est d’Indianapolis. Depuis 2021, elle offre une subvention de 5 000 dollars aux télétravailleurs qui acceptent de s’y installer. Selon Dan Ridenour, maire républicain de la ville, cette somme est essentiellement un outil de promotion visant à inciter les candidats au déménagement à envisager une ville dont ils n’auraient peut-être pas entendu parler autrement. « La concurrence est devenue très forte, et pas seulement pour les travailleurs éloignés, mais pour tous les travailleurs », ajoute-t-il.

Jusqu’à présent, 152 personnes ont déménagé dans la ville dans le cadre de ce programme, géré par MakeMyMove, une entreprise basée dans l’Indiana qui aide à promouvoir les programmes d’incitation des villes qui sont prêtes à payer les gens pour qu’ils s’y installent. Depuis sa création en 2017, MakeMyMove s’est énormément développé, explique Christie Hurst, sa porte-parole, notamment grâce à la pandémie, qui a libéré de nombreux travailleurs de l’obligation de se rendre au bureau. Il en résulte un vivier beaucoup plus important de travailleurs potentiellement mobiles pour lesquels les villes peuvent entrer en concurrence, d’où la croissance de l’entreprise. Pourtant, un contribuable gagné par Muncie, dans l’Indiana, est un contribuable perdu pour une autre ville. Et avec le ralentissement de la croissance globale, les villes ne sont pas toutes gagnantes. En fait, le télétravail ne peut qu’accélérer le déclin de certaines régions en difficulté, en permettant à un travailleur de Muncie, par exemple, de s’installer dans une jolie ville de montagne du Colorado.

En fin de compte, le risque est que toutes ces mesures ne fassent au mieux que « maintenir des localités sous assistance respiratoire », déclare M. Berry. Si la population américaine ne croît pas plus rapidement, de plus en plus d’endroits commenceront à mourir. Les conséquences politiques de cette situation seront désastreuses. Parmi les comtés qui ont perdu de la population au cours de la décennie jusqu’en 2020, 90 % ont voté pour Donald Trump en 2020. On peut supposer que ses récriminations sur le déclin de l’Amérique y trouvent un écho.

Pas de vie sur le Mississippi

En conduisant le correspondant de The Economist dans Cairo, Phillip Matthews, le président du parti démocrate du comté d’Alexander, énumère les services supprimés au fil des ans : logements publics fermés, bureaux gouvernementaux déplacés, écoles fermées. Il montre du doigt l’hôpital public dans lequel il est né et qui n’est plus qu’un amas de béton abandonné. « Le déclin de sa ville est en grande partie le fruit d’une volonté délibérée », déclare-t-il. Il entend par là que les hommes politiques ont pris de nombreuses décisions qui ont contribué à ce déclin. M. Matthews place ses espoirs dans un projet de 40 millions de dollars pour la construction d’un nouveau port fluvial à Cairo, soutenu par J. B. Pritzker, le gouverneur démocrate de l’État. Si le port est construit, Cairo se relèvera peut-être un peu. Mais en attendant, M. Matthews, un pasteur noir, dit comprendre pourquoi de plus en plus de gens dans sa région soutiennent M. Trump. « Le parti démocrate ne répond pas aux attentes de ses électeurs », explique-t-il. « Les gens ont peur de le dire, mais la vérité est la vérité ». Plus les choses iront mal, plus M. Trump y remportera de voix.




mardi 23 avril 2024

Si Apple perd face à la Chine, l'Occident perdra aussi selon The Spectator

Cela fait longtemps que l'Occident ne domine plus la construction navale ou la sidérurgie. Nous savons déjà que l'Occident perd du terrain dans le domaine des biens de consommation, ainsi que dans les secteurs de la finance et des transports. Si l'on fait le compte, on ne peut plus s'attendre à ce que les États-Unis, l'Europe ou leurs alliés dominent le marché mondial dans la plupart des grands secteurs d'activité. Pourtant, même si d'autres industries ont perdu du terrain, il y a une chose sur laquelle la plupart des économistes et des experts industriels étaient sûrs que nous pouvions compter : Apple. Rien, quoi qu'il arrive, ne ferait tomber son iPhone - sans conteste le produit le plus rentable au monde - de son perchoir bien assuré. Mais il n'en est rien. La part de marché d'Apple diminue à un rythme accéléré et ses rivaux chinois progressent rapidement.
    

Selon les chiffres publiés lundi, Apple n'est plus le premier fabricant mondial de téléphones intelligents, après une chute brutale des ventes au cours du premier trimestre de l'année. En 2024, Apple ne s'est adjugé que 17 % du marché, contre 20 % pour son grand rival Samsung. Xiaomi, la première marque chinoise, occupe la troisième place, avec près de 15 % du marché, non loin d'Apple, et Huawei, en pleine renaissance, a également réalisé d'importants progrès. Le Parti communiste chinois ayant restreint l'accès d'Apple au vaste marché chinois (ce qui n'est guère étonnant compte tenu du protectionnisme de l'administration Biden), cette tendance se poursuivra pendant le reste de l'année et au-delà.

Au cours des 20 dernières années, Apple a dominé le marché des téléphones intelligents haut de gamme, tandis que Samsung, qui utilise le logiciel de Google, occupait la deuxième place. La montée en puissance de la Chine dans le domaine des téléphones intelligents n'est toutefois qu'un aperçu de ce qui se passe déjà dans de nombreux autres secteurs. Dans l'automobile, avec les véhicules électriques comme moyen de pénétrer les marchés étrangers, la Chine est aujourd'hui le plus grand exportateur mondial, avec de nombreuses autres marques entrant sur le marché (y compris Xiaomi, qui devient rapidement un nom familier). Cela commence à se produire dans le domaine des puces électroniques, la Chine est forcée par les interdictions technologiques américaines de fabriquer ses propres semi-conducteurs à basse nanométrie ; dans le domaine pharmaceutique ; et cela pourrait se produire très bientôt dans l'aérospatiale, l'avion de passagers Comac C919 fabriqué en Chine étant déjà opérationnel et prêt à prendre des parts de marché à un Boeing de plus en plus en difficulté.

En réalité, la Chine est en train de passer du statut de fournisseur des entreprises occidentales à celui de concurrent direct. L'époque où les entreprises occidentales pouvaient utiliser les composants chinois bon marché et les usines hyperconcurrentielles de la Chine pour réduire leurs coûts et augmenter leurs marges bénéficiaires est révolue. Au lieu de cela, elles sont confrontées à une concurrence de plus en plus brutale de la part de rivaux chinois agressifs et bien gérés qui s'installent désormais sur les marchés de consommation courante. Même le puissant Apple pourrait ne pas être de taille à résister à cet assaut. Si Apple perd la guerre économique avec la Chine, l'Occident en fera de même - et à l'heure actuelle, les perspectives ne sont pas bonnes.


Source : The Spectator